Jean, l'aspirant traileur : Serre Chevalier Snow Trail 2019



- Ça recommence ! Ça recommence ! Ça recommence ! Ça recommence !
Gab courait dans tous les sens, hurlant, criant, se tirant les cheveux, s'arrachant les plumes. Il allait à droite, il allait à gauche, il faisait demi-tour sans aucune raison, sans aucune logique. Il fallait se rendre à l'évidence. Gab avait pété un câble. 

- Qu'est-ce qui recommence ? fit un premier ange, un p'tit nouveau naît de la dernière pluie.
- C'est Jean, répondit le second. 5 mois qu'il avait laissé tranquille le boss. 5 mois qu'il n'avait pas fait de course. On était bien. C'était le Paradis. Mais c'est fini. Aujourd'hui, il recommence.

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Site internet du Serre Chevalier Snow Trail

C'était sa première fois, et Jean était comme un gosse. Le sourire aux lèvres, la goutte au nez, il était heureux. Il était dans les Alpes.

La température était descendue à -13 au plus fort de la nuit. Maintenant, cela semblait tourner sur du -7 ou -8. Étrangement, Jean n'avait pas froid. Emmitouflé dans de nombreuses couches de vêtements, il attendait le départ du Serre Chevalier Snow Trail. Annoncé pour 20km et 1100m de dénivelé positif, le parcours avait été modifié au dernier moment à cause de passages complètement verglacés. Il y aurait le même dénivelé, mais moins de kilomètres. De toutes façons, un trail blanc qui ne changeait pas au dernier moment n'était pas vraiment un trail blanc.

- Vous avez vu la tête du parcours, fit le cœur, amusé. On dirait un chien qui court. C'est excellent !
- Trop drôle, dirent les jambes,  légèrement crispées et décidément sans humour.
- Jamais heureuses, rétorqua le cerveau. Hé ! Faut péter un coup les filles.
- Laissez-moi hors de ça, fit le cul.
- Ouais, ben, c'est pas Snoopy qui court, c'est bien nous, répondirent les jambes. Et c'est bien nous qui allons en baver.
- Peu de neige et celle qui est là est annoncée dure, fit Jean. Et puis, il paraît que les Alpes, c'est beaucoup de pentes douces. Ça devrait être très roulant. On va s'amuser.
- Parles pour toi, sifflèrent les jambes.
- Tartiflette ! s'écria l'estomac.
- ... ?
- Il y a de la tartiflette au repas d'après-course, reprit l'estomac. Yeaaaaah !


Sous un grand soleil froid d'hiver, Jean partit à petits foulées. D'abord sur du plat puis sur une petite montée. L'aspirant traileur prenait son rythme, remontant tranquillement et doucement le peloton. Rapidement, le parcours bifurqua sur un petit sentier. La pente se raidit soudainement.

- Les Alpes, c'est que de la pente douce... grommelèrent les jambes. Ah, celle-là, on est pas prêt de nous la refaire !
- Ben, c'est ce qu'on m'avait dit, tenta de se justifier Jean.
- Oui, et nous, on nous a dit que le Père Noël existe, firent les jambes. Crétin.
- La tartiflette... fit l'estomac, ça existe.
La montée fut courte. Quelques petites plaques de neige mouchetaient le parcours, histoire de dire que c'était un trail blanc.

Puis la neige apparue en continu. Superbe. Blanche. Étincelante sous le soleil. Elle était effectivement dure et c'était un réel plaisir de courir dessus. L'espace était dégagé et la vue sur les montagnes et la vallée simplement magnifique.
- On est dans les Alpes ! s'extasiait Jean. C'est... fabuleux ! Regardez ce paysage ! C'est... merveilleux !
- Des montagnes, quoi, dirent les jambes.
- Oui, mais là, c'est les Alpes, rétorqua le cœur.
- Un caillou, c'est un caillou, répondirent les jambes. Et la neige, c'est la neige. On voit pas bien la différence. C'était pas la peine de faire 800km pour ça.
- Rabat-joie ! fit le cerveau.
- Imbécile-heureux ! crièrent les jambes.
- Tartiflette ! fit l'estomac.

Jean arriva au point d'intersection entre le 10km et le 20km. Il pouvait choisir.
- 10km, dirent les jambes sans hésiter.
- 20, rétorqua Jean. On est quand même pas venu jusqu'ici pour 10km.
- Dictateur ! crièrent les jambes. De toutes façons, personne n'écoute le bas-peuple. On veut un RIC !
- On veut une tartiflette ! s'écria l'estomac, poing levé, tête baissée.

Jean continua sur le parcours du 20km. Une jolie descente roulante, entre piste et sentier. Jean, qui n'était pas un grand descendeur, se prit à prendre du plaisir, même sur les rares et courts passages plus techniques. La neige avait à nouveau disparu.

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Du haut de son nuage, Gab ne perdait pas une miette de la course. Les yeux rougis et exorbités, la bave aux lèvres et un sourire vicieux au coin de la bouche, il attendait et espérait que Jean se ramasse sur le sentier et s'explose la tronche.
- Il va s'pêter les dents, il va s'pêter les dents, il va s'pêter les dents...

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Jean arriva au ravitaillement. La table était pleine de victuailles. Saucissons, fromages, pâtes de fruits, fruits secs, tucs. Jean pensa à s'arrêter ici.
- Hop ! Fini le trail ! Fini la course ! On s'installe et on bouffe, s'écria l'estomac en pleine euphorie. C'est pas une bonne idée ?
- Si, si, répondirent les jambes. Faut qu'on trouve une chaise !
- Et c'est moi qui prend tout ! fit le cul.
Jean prit deux tucs, salua et remercia les bénévoles, puis repartit immédiatement. L'estomac pleura, les jambes râlèrent, le cul sourit.

Jean continuait son avancée. A son rythme. Sans forcer. Puis il attaqua la seconde montée. Environ 600m de dénivelé sur du sentier. Raide, avec des passages droit dans la pente.

- Les Alpes, c'est que de la pente douce... ironisèrent les jambes. Et mon cul, c'est du poulet...
- Mais... laissez-moi tranquille à la fin ! s'exclama le cul. Laissez-moi en dehors de vos histoires !
- Mon cul, c'est de la tartiflette, fit doucement et innocemment l'estomac.

La neige fit à nouveau son apparition. Et toujours ces paysages magiques. Si les Pyrénées étaient belles, les Alpes étaient immenses, démesurées.


Il commençait à faire bien chaud.

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- Chaud ? Chaud ? faillit s'étrangler Gab. Comment ça, chaud ? Mais c'est l'hiver !
Gab se leva, courut à droite et attrapa un ange qui passait par là.
- C'est l'hiver ! C'est bien l'hiver ? Il peut pas faire chaud !
Il partit en courant à gauche. Attrapa un second ange.
- Il peut pas avoir chaud ! C'est l'hiver ! En hiver, il fait froid !

Au fin fond de son antre, Bébel, en slip de bain moulant, sirotait un jus, tout en lissant sa barbichette.
- Pfff ! Faisait trop froid ! J'ai bien fait de monter le chauffage, fit-il à la jolie démonette en bikini qui pataugeait dans le bain rougeâtre.

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La neige était de retour. Jean passa de petites cabanes et traversa un grand plateau tout de blanc vêtu. Sur le bord du parcours, une musique montait dans l'air cristallin. Un air d'accordéon rythmait les pas du petit traileur qui bataillait dans les rares passages où la neige s'enfonçait. D'un geste de la main, Jean félicita le musicien.
- Ça y est on est mortes ! firent les jambes. On vient de voir Yvette Horner !

Puis ce fut à nouveau la descente, entrecoupée de quelques remontées courtes mais bien casse-pattes. Le début était agréable et Jean se laissait aller. Puis, la pente se raidit, devint un peu plus technique. Jean descendait, gérait, évitait la chute sur les quelques plaques de verglas qui restaient à l'ombre et qu'il fallait contourner.

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- Il va s'pêter les dents, il va s'pêter les dents, il va s'pêter les dents... répétait sans cesse Gab dont la bave touchait les godasses.

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500m de l'arrivée. Un replat enneigé. Une zone verglacée. Le pied droit se déroba. Jean glissa.
- Aaaaaaaaaaaaaaaaah ! s'écria le genou droit qui voyait le sol s'approcher à grande vitesse.
- Nonnnnnnnnnnnnnn ! fit Jean.
- Siiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii  ! dirent les jambes.
- Tartifleeeeeeeeeeeee... commença à dire l'estomac.
Le choc fut violent. La douleur fulgurante. Jean mit un peu de temps à se remettre debout. La douleur commença à diminuer. Jean boitait. Des coureurs passèrent.
- Crampes ? s'inquiéta l'un d'eux.
- Non, un choc, répondit Jean en serrant les dents.

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- Jean a tout plein de bosses ! Il tient pas debout ! Il tient pas debout ! Qui c'est qui l'a pris dans l'os ? C'est l'genou ! C'est l'genou ! chantait Gab en sautillant dans tous les sens.

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Jean marcha. La douleur diminua. Jean trottina. La douleur finit par devenir minime, juste une mauvaise sensation. Il reprit sa course, entra dans le village et, tranquillement, franchit la ligne d'arrivée où l'attendait sa petite Jeannette. Il se sentait bien, en forme, pas vraiment fatigué.
- Tartiflette... bavait l'estomac.

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Gab bavait, pleurait, riait. Il alternait les émotions à une vitesse phénoménale, les ponctuant parfois d'un cri colérique, parfois d'un soupir de désespoir.

Deux anges, grands, musclés et tout de blanc vêtus, entrèrent dans la pièce.
- Allez, Monsieur Gabriel, fit le premier. C'est l'heure maintenant. Soyez gentil.
- Oui, c'est ça, Monsieur Gabriel, fit le second. Vous allez nous suivre. On va vous emmener dans une jolie chambre toute molletonnée et vous pourrez vous reposer.
Gab n'opposa aucune résistance. Il enfila la camisole sans réaction, amorphe, et les deux anges-infirmiers l'emmenèrent.

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