Jean était installé
avec Fred Ramram dans la vieille gimbarde que conduisait Stef
Namasté. Ces deux-là sortaient du Tour des Cirques, le 120km du
GRP, et se préparaient pour la Diagonale des Fous. Autant dire que
Jean se sentait tout petit. Tout petit. Tout petit. Fred et Stef
étaient des grattes-ciel, Jean, un rase-mottes.
Site internet du Trail du Pacte des Loups |
Aujourd'hui, les 3
coureurs se dirigeaient vers le Trail du Pacte des Loups et ses 36km.
Le premier défi était de trouver le village d'Esparros, point de
départ de la course. Pas de panneau. Pas de direction. Un trou
perdu. Un gouffre. D'après la légende, les habitants du village
s'entraînaient aux longues distances en allant acheter le pain.
Chaque jour. Jean aimait ces lieux loin de tout. Cela promettait une
journée inoubliable. Le fils de Stef, venu pour se frotter à la
version 10km de la course, dirigeait les opérations.
Après quelques
moments de doute, une lumière, un phare, au milieu de l'aube
naissant. Puis une autre, une autre, et encore une autre. Esparros.
Bâtons ? Pas
bâtons ? Bâtons ? Pas bâtons ? La question était
simple. La réponse, compliquée. Jean s'entraînait sans ces
prothèses et il le vivait très bien. Lors des courses avec du
dénivelé, il les prenait jusqu'ici systématiquement et, souvent en
descente, il lui arrivait de vouloir les balancer dans le fossé tant
elles le gonflaient. Bâtons ? Pas bâtons ?
Jean prit les
bâtons.
- Et merde !,
s'exclama Gab du haut de son nuage.
C'était parti. La
meute se jeta à la chasse au dénivelé. Jean courait, les yeux
fixés sur sa montre, tentant de ne pas dépasser son rythme
cardiaque de seuil. Stef l'attendit et ils firent un bout de chemin
ensemble tandis que Fred avait pris les devants. Jean se sentait
plutôt bien. Stef le distança.
- Je vais un peu
trop vite, annonça le cœur sans s'exciter.
- Et voilà !
s'écrièrent les jambes, excitées. Plus de gestion de course, on se
sent plus, on se voit trop beau et on se lâche. Et on va le payer,
surtout. Il faut ralentir le rythme. Dis donc, tu nous entends
là-haut ?
Mais Jean faisait la
sourde oreille.
De son côté, Gab
avait le sourire d'un bout à l'autre de son visage.
Presque 45 minutes
passèrent…
- Je suis toujours
un peu trop rapide, rappela le cœur sans s'énerver.
- On finira jamais,
grommelèrent les jambes, énervées.
Jean calma ses
ardeurs.
Le petit coureur
arriva au deuxième ravitaillement où il retrouva les deux compères
qui reprirent la course rapidement. Jean leur emboîta le pas peu
après. Petite montée.
- Jusqu'ici, tout va
bien. Jusqu'ici, tout va bien. Jusqu'ici, tout va bien, se répétaient
les jambes.
Jean apercevait un
peu devant lui Stef et Fred. Le sac par-dessus l'épaule,
décontractés, ils étaient en balade de santé. Peu à peu, ils
disparurent.
Troisième
ravitaillement. Eau gazeuse, chips, fromage. Un peu de sucre. Pas
forcément dans l'ordre. Un repas équilibré...
- Jusqu'ici, tout va
bien. Jusqu'ici, tout va bien. Jusqu'ici, tout va bien, se répétaient
les jambes.
Jean repartit.
Première grosse pente. Puis il attaqua le mur. Il préféra ne pas
regarder le sommet de la pente, où un bénévole déguisé en loup
haranguait les coureurs, mais plutôt le petit drapeau qui suivait et
qui déterminait le parcours tous les 4 ou 5 mètres. Il s'en faisait
des objectifs. Tête baissée, il grimpa. Avec les bâtons, avec les mains, avec les
dents. Peu importait, il fallait avancer.
Du gazon entre les
ratiches, Jean arriva en haut.
- Fainéant !
Je t'ai vu marcher tout le long de la pente ! criait le loup
dans son mégaphone.
- Stop !
s'écria l'estomac. Il y a un truc qui passe pas. Faut tout
renvoyer !
- C'est les bulles !
C'est les bulles ! enchaîna le gosier.
- On baigne !
On baigne ! firent les dents du fond.
- Jusqu'ici, tout va
bien. Jusqu'ici, tout va bien. Jusqu'ici, tout va bien, se répétaient
les jambes.
Le biberon d'eau
gazeuse du ravitaillement passait mal. Les mauvais souvenirs du
Montan'Aspe refaisait surface. La trouille envahit Jean. Pas
d'abandon. Pas encore une fois. Pas cette fois-ci.
Petit Jean fit son
rot.
L'estomac léger,
l'aspirant traileur pleura de joie. Il pouvait reprendre la course.
Le parcours de crête
qui suivait était technique. Puis une descente.
- Maintenant, ça va
plus. Maintenant ça va plus. Maintenant ça va plus, se répétaient
les jambes, crispées.
Jean fit une pause.
Un coureur et une
coureuse passèrent. Il ne fallait pas laisser passer ce train là.
- On accroche les
wagons et c'est reparti, pensa Jean.
Il se releva et se
cala dans les pas de ces lièvres qui l'amenèrent jusqu'au
ravitaillement suivant où il prit son temps. De nombreux coureurs passèrent.
Nouvelle et dernière
montée. Aux forceps.
- On y arrivera
jamais. On y arrivera jamais, on y arrivera jamais, se répétaient
les jambes.
Le soleil commençait
à chauffer sérieusement. Jean s'assit sur un rocher, à l'ombre d'un
arbre solitaire et, épuisé, se plaqua la main sous le menton pour
retenir sa tête devenue bien lourde.
- Ça me rappelle
quelque chose, fit Rodin en jetant un œil par-dessus l'épaule de
Gab qui suivait la course sur son smartphone dernier cri.
- Aucune
originalité, marmonna l'ange. Normalement, c'est là qu'il
abandonne. Il est cuit. À point.
- Bon, on arrivera
pas premier, dit le cerveau.
- Comment t'as deviné, Einstein ? firent
les jambes, ironiques. Donc on fait demi-tour, on rentre au
ravitaillement et on lâche l'affaire.
- Non ! rétorqua sèchement le cœur. On continue. Pas de nouveau Montan'Aspe. Pas de nouveau Marathon des Gabizos. Fini les abandons. On prend notre temps. Peu importe
quand on arrive. Même dernier. On a rien à prouver à personne. Ce
qui compte c'est d'arriver. Et surtout, on profite du bonheur d'être
là.
Jean repartit. Gab
fulminait. Rodin s'éclipsa.
Petit col.
L'aspirant traileur se cala dans les pas d'un autre coureur, un
nouveau lièvre. Tête baissée. Sans réfléchir. Le cerveau
déconnecté. Merci les bâtons.
Jean arriva au
Signal de Bassia et planta son drapeau. Il l'avait conquis.
L'Humanité s'en foutait royalement, mais c'était un grand pas pour
Jean. Il profita du paysage. L'Arbizon se dressait non loin, face à
lui, de toute sa majesté. Magnifique.
Il restait une
longue descente. 12km.
Jean repartit. La
pente était raide. Très raide.
- Ça va plus du
tout. Ça va plus du tout. Ça va plus du tout, se répétaient les
jambes.
La descente devint
plus douce, puis en sous-bois, glissante, boueuse.
- C'est n'importe
quoi. C'est n'importe quoi. C'est n'importe quoi, se répétaient les
jambes.
Marche, course,
marche, course.
Un long passage en
sous-bois. Interminable. Il était où ce foutu village d'Esparros ?
Jean commença à entendre le bruit de l'animation de la course. Il
savait d'expérience que cela ne voulait pas dire qu'il était
arrivé.
- Aïe, ouch, argh.
Aïe, ouch, argh. Aïe, ouch, argh, se répétaient les jambes.
Esparros.
Arrivés depuis
longtemps, Fred Ramram et Stef Namasté attendaient Jean et lui
firent une haie d'honneur. Les organisateurs commençaient à plier
les valises. Jean s'en foutait. Il était arrivé. Il avait terminé.
Une sensation de joie intense l'envahit. Un bonheur vrai. Et une immense fatigue.
Vivement la
prochaine.
Furibard, Gab
balança son smartphone au sol. Qui s'enfonça mollement dans le
nuage moelleux avant de remonter doucement, intact, sous les yeux
rouges de colère de l'ange.
- Connerie de
Paradis ! On peut même pas se défouler les nerfs !
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