Jean, l'aspirant traileur : Pacte des Loups 2017


Jean était installé avec Fred Ramram dans la vieille gimbarde que conduisait Stef Namasté. Ces deux-là sortaient du Tour des Cirques, le 120km du GRP, et se préparaient pour la Diagonale des Fous. Autant dire que Jean se sentait tout petit. Tout petit. Tout petit. Fred et Stef étaient des grattes-ciel, Jean, un rase-mottes.

Site internet du Trail du Pacte des Loups

Aujourd'hui, les 3 coureurs se dirigeaient vers le Trail du Pacte des Loups et ses 36km. Le premier défi était de trouver le village d'Esparros, point de départ de la course. Pas de panneau. Pas de direction. Un trou perdu. Un gouffre. D'après la légende, les habitants du village s'entraînaient aux longues distances en allant acheter le pain. Chaque jour. Jean aimait ces lieux loin de tout. Cela promettait une journée inoubliable. Le fils de Stef, venu pour se frotter à la version 10km de la course, dirigeait les opérations.

Après quelques moments de doute, une lumière, un phare, au milieu de l'aube naissant. Puis une autre, une autre, et encore une autre. Esparros.

Bâtons ? Pas bâtons ? Bâtons ? Pas bâtons ? La question était simple. La réponse, compliquée. Jean s'entraînait sans ces prothèses et il le vivait très bien. Lors des courses avec du dénivelé, il les prenait jusqu'ici systématiquement et, souvent en descente, il lui arrivait de vouloir les balancer dans le fossé tant elles le gonflaient. Bâtons ? Pas bâtons ?
Jean prit les bâtons.
- Et merde !, s'exclama Gab du haut de son nuage.

C'était parti. La meute se jeta à la chasse au dénivelé. Jean courait, les yeux fixés sur sa montre, tentant de ne pas dépasser son rythme cardiaque de seuil. Stef l'attendit et ils firent un bout de chemin ensemble tandis que Fred avait pris les devants. Jean se sentait plutôt bien. Stef le distança.

- Je vais un peu trop vite, annonça le cœur sans s'exciter.
- Et voilà ! s'écrièrent les jambes, excitées. Plus de gestion de course, on se sent plus, on se voit trop beau et on se lâche. Et on va le payer, surtout. Il faut ralentir le rythme. Dis donc, tu nous entends là-haut ?
Mais Jean faisait la sourde oreille.
De son côté, Gab avait le sourire d'un bout à l'autre de son visage.

Presque 45 minutes passèrent…
- Je suis toujours un peu trop rapide, rappela le cœur sans s'énerver.
- On finira jamais, grommelèrent les jambes, énervées.
Jean calma ses ardeurs.

Le petit coureur arriva au deuxième ravitaillement où il retrouva les deux compères qui reprirent la course rapidement. Jean leur emboîta le pas peu après. Petite montée.
- Jusqu'ici, tout va bien. Jusqu'ici, tout va bien. Jusqu'ici, tout va bien, se répétaient les jambes.

Jean apercevait un peu devant lui Stef et Fred. Le sac par-dessus l'épaule, décontractés, ils étaient en balade de santé. Peu à peu, ils disparurent.

Troisième ravitaillement. Eau gazeuse, chips, fromage. Un peu de sucre. Pas forcément dans l'ordre. Un repas équilibré...
- Jusqu'ici, tout va bien. Jusqu'ici, tout va bien. Jusqu'ici, tout va bien, se répétaient les jambes.

Jean repartit. Première grosse pente. Puis il attaqua le mur. Il préféra ne pas regarder le sommet de la pente, où un bénévole déguisé en loup haranguait les coureurs, mais plutôt le petit drapeau qui suivait et qui déterminait le parcours tous les 4 ou 5 mètres. Il s'en faisait des objectifs. Tête baissée, il grimpa. Avec les bâtons, avec les mains, avec les dents. Peu importait, il fallait avancer.

Du gazon entre les ratiches, Jean arriva en haut.
- Fainéant ! Je t'ai vu marcher tout le long de la pente ! criait le loup dans son mégaphone.

- Stop ! s'écria l'estomac. Il y a un truc qui passe pas. Faut tout renvoyer !
- C'est les bulles ! C'est les bulles ! enchaîna le gosier.
- On baigne ! On baigne ! firent les dents du fond.
- Jusqu'ici, tout va bien. Jusqu'ici, tout va bien. Jusqu'ici, tout va bien, se répétaient les jambes.
Le biberon d'eau gazeuse du ravitaillement passait mal. Les mauvais souvenirs du Montan'Aspe refaisait surface. La trouille envahit Jean. Pas d'abandon. Pas encore une fois. Pas cette fois-ci.

Petit Jean fit son rot.

L'estomac léger, l'aspirant traileur pleura de joie. Il pouvait reprendre la course.

Le parcours de crête qui suivait était technique. Puis une descente.
- Maintenant, ça va plus. Maintenant ça va plus. Maintenant ça va plus, se répétaient les jambes, crispées.
Jean fit une pause.
Un coureur et une coureuse passèrent. Il ne fallait pas laisser passer ce train là.
- On accroche les wagons et c'est reparti, pensa Jean.
Il se releva et se cala dans les pas de ces lièvres qui l'amenèrent jusqu'au ravitaillement suivant où il prit son temps. De nombreux coureurs passèrent.

Nouvelle et dernière montée. Aux forceps.
- On y arrivera jamais. On y arrivera jamais, on y arrivera jamais, se répétaient les jambes.
Le soleil commençait à chauffer sérieusement. Jean s'assit sur un rocher, à l'ombre d'un arbre solitaire et, épuisé, se plaqua la main sous le menton pour retenir sa tête devenue bien lourde.
- Ça me rappelle quelque chose, fit Rodin en jetant un œil par-dessus l'épaule de Gab qui suivait la course sur son smartphone dernier cri.
- Aucune originalité, marmonna l'ange. Normalement, c'est là qu'il abandonne. Il est cuit. À point.

- Bon, on arrivera pas premier, dit le cerveau.
- Comment t'as deviné, Einstein ? firent les jambes, ironiques. Donc on fait demi-tour, on rentre au ravitaillement et on lâche l'affaire.
- Non ! rétorqua sèchement le cœur. On continue. Pas de nouveau Montan'Aspe. Pas de nouveau Marathon des Gabizos. Fini les abandons. On prend notre temps. Peu importe quand on arrive. Même dernier. On a rien à prouver à personne. Ce qui compte c'est d'arriver. Et surtout, on profite du bonheur d'être là.

Jean repartit. Gab fulminait. Rodin s'éclipsa.

Petit col. L'aspirant traileur se cala dans les pas d'un autre coureur, un nouveau lièvre. Tête baissée. Sans réfléchir. Le cerveau déconnecté. Merci les bâtons.

Jean arriva au Signal de Bassia et planta son drapeau. Il l'avait conquis. L'Humanité s'en foutait royalement, mais c'était un grand pas pour Jean. Il profita du paysage. L'Arbizon se dressait non loin, face à lui, de toute sa majesté. Magnifique.

Il restait une longue descente. 12km.

Jean repartit. La pente était raide. Très raide.
- Ça va plus du tout. Ça va plus du tout. Ça va plus du tout, se répétaient les jambes.

La descente devint plus douce, puis en sous-bois, glissante, boueuse.
- C'est n'importe quoi. C'est n'importe quoi. C'est n'importe quoi, se répétaient les jambes.

Marche, course, marche, course.

Un long passage en sous-bois. Interminable. Il était où ce foutu village d'Esparros ? Jean commença à entendre le bruit de l'animation de la course. Il savait d'expérience que cela ne voulait pas dire qu'il était arrivé.
- Aïe, ouch, argh. Aïe, ouch, argh. Aïe, ouch, argh, se répétaient les jambes.

Esparros.

Arrivés depuis longtemps, Fred Ramram et Stef Namasté attendaient Jean et lui firent une haie d'honneur. Les organisateurs commençaient à plier les valises. Jean s'en foutait. Il était arrivé. Il avait terminé. Une sensation de joie intense l'envahit. Un bonheur vrai. Et une immense fatigue.

Vivement la prochaine.

Furibard, Gab balança son smartphone au sol. Qui s'enfonça mollement dans le nuage moelleux avant de remonter doucement, intact, sous les yeux rouges de colère de l'ange.
- Connerie de Paradis ! On peut même pas se défouler les nerfs !

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