Gab n'aimait pas du
tout venir ici. Les flammes, les cris, les cornes sur les fronts, les
peaux rouges, les queues fourchues, les fourches pointues, il
trouvait ça un peu kitch et ne faisait le déplacement que contraint
et forcé. Les délicates plumes de ses ailes commençaient à
roussir, les gouttes de sueur perlaient sur son front.
- Salut Bébel !
- Salut Gab !
répondit l'autre. Quelle surprise ! Pas souvent qu'on te voit
descendre ici. Qu'est-ce qui t'amène ?
- C'est à dire que…
fit l'ange, un peu gêné. C'est l'autre là… Jean… J'ai tout
essayé. La pluie, la boue, les orages, le froid. Mais rien n'y fait.
Il continue de courir et surtout, il se moque de moi après dans ses
écrits. Il est pas gentil. Il fait qu'à m'embêter.
- T'inquiètes pas,
mon petit Gabinou, je vais m'en occuper de ton vilain aspirant traileur,
répondit Bébel en se lissant la barbichette pointue, le sourire en
coin.
Jean avait atteint
le Pic de Teulère.
- Vous ne dites
rien, les jambes ? demanda-t-il, un poil moqueur. On l'a plutôt
bien géré non, ce kilomètre vertical ?
- 1100m…
répondirent les deux guibolles en serrant les dents. C'est pas des
prix Nobel de maths dans la vallée d'Aspe.
- Jamais heureuses,
fit Jean dans sa barbe, préférant mettre fin à la conversation.
La vue était
magnifique et il s'était arrêté quelques instants pour en
profiter. Il ne se sentait pas trop mal et il lui semblait qu'il
était plutôt bien dans son projet de course qu'il souhaitait faire
comme un entraînement, non un objectif. Certainement une première
erreur.
- Bon, on descend ou
on plante la tente ? fit Jean.
- Ok, ok…
répondirent les jambes sans enthousiasme.
- Vous avez la
trouille ?
- Tu te rappelles
pas quand on l'a faite en rando, il y a quelques mois ? Elle
avait l'air bien technique, bien raide, non ?
- Ouais, mais bon,
on est là maintenant, alors faut bien la faire.
- Ben fallait pas
monter… répondirent les jambes.
Jean s'élança et,
après avoir passé le premier ravitaillement et franchi le plateau
d'Ourdinse, il attaqua la descente tant redoutée. A sa grande
surprise, il la fit sans crainte, en se laissant aller. Juste du
plaisir.
La température de
l'air commençait à monter. Fortement.
Jean s'engagea sur
une longue partie en faux plat, entrecoupée par une nouvelle montée,
qui devait l'amener au village d'Aydius. Chaque respiration devenait
de plus en plus chaude, la fatigue s'installait doucement. Jean tenta
de gérer la chose, alternant marche et course. Pas terrible, mais il
avançait.
Le petit traileur
atteignit le village où se trouvait un nouveau ravitaillement. En
plein soleil. Il avala du liquide comme il put, mangea peu, tenta de
prendre son temps. Mais la fatigue ne passait pas.
La température de
l'air devenait étouffante. C'était l'enfer.
- Oulà, c'est bien
ça, fit Gab avec un petit sourire.
- Oui, oui, je suis
plutôt content de moi, répondit Bébel. J'ai un peu monté les
radiateurs.
Une pensée fugace
d'abandon traversa l'esprit de Jean.
- Jamais !
Plutôt mourir ! s'écria le bulbe rachitique.
- Euuuuh… on va
redescendre sur terre, là, firent les jambes et l'estomac. On va
peut-être pas aller jusque là, c'est qu'une course.
Jean repartit, sans
grande conviction. Il s'attaqua à la dernière montée, heureusement
en grande partie en sous-bois.
- Hé oh ! Ca
suffit là-haut ! s'écria l'estomac. C'est complet ici !
On veut plus rien.
- Mais il faut que
l'on s'hydrate, s'insurgea le bulbe rachitique.
- Ok. Sécurité !
Virez-moi tout ça ! Hop ! Hop ! Tout le monde
dehors !
- On voudrait bien,
mais ils sont pas d'accord, là-haut, répondit le chef de la
sécurité.
- Alors, on prend
plus rien. Fermez les portes, fit l'estomac.
Jean n'avançait
plus, la machine n'avait plus de jus. Chaque pas était une lutte.
Venir avec juste de l'eau pure dans son camelbak, sans rien à
grignoter en cours de route, en se basant juste sur les
ravitaillements, n'était sûrement pas une bonne stratégie. Il
s'arrêta une nouvelle fois. La troisième sur cette montée ?
Ou la quatrième ? Ou bien la cinquième ? Il ne savait
plus. Mais c'était trop, et surtout, cela ne servait à rien car la
machine ne redémarrait pas.
21km, 1800m de
grimpette. Jean regarda le petit panneau. Col de Bergout, 3,5km.
Encore 200m à monter. Et une longue descente. Mais surtout, plus
rien, plus d'envie, plus de force.
Jean était allongé.
Le bulbe rachitique posa son diagnostique.
- Fracture de
mental, fit-il avec une tête de dépit. Je suis désolé. Je peux
rien faire de plus.
- Il va s'en
sortir ? demanda le cœur.
- C'est trop tôt
pour le dire, il va falloir attendre un peu.
Jean entra dans la
voiture, la tête basse, le moral éclaté, l'égo massacré. Les
bénévoles déposèrent Jean à l'arrivée. Il retrouva Phil le
Nonchalant et P'tit Doc qui étaient arrivés depuis quelques temps
déjà. Ils avaient fait une belle course, un temps impressionnant, à
jamais inaccessible pour Jean.
- Faudrait déjà
franchir la ligne d'arrivée… ironisèrent les jambes.
Deux autres amis du
club, Fred Ramram et Stef Namasté, arrivèrent ensemble. Fatigués, ils
étaient allés jusqu'au bout. Certes, ils avaient de l'expérience,
des trails bien plus longs dans les jambes et ils préparaient la
Diagonale des Fous. Jean les respectait, espérait pouvoir un jour
faire comme eux. A son niveau. Il regardait avec envie tous les
coureurs qui arrivaient au compte-goutte, peu importait le temps mis,
ils arrivaient.
- Je reviendrai !
s'écria Jean.
- Nous aussi, firent
Bébel et Gab dans un grand éclat de rire.
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