Jean se liquéfiait. Il avait la boule au ventre et l'estomac qui faisait des nœuds. Les jambes en flageolets, le cul serré, il en pétait de trouille. La météo ne s'était pas trompée. Elle annonçait grand vent toute la journée.
- Bon, ça sert à rien, firent les jambes. On y arrivera pas. Autant rentrer de suite. Pas la peine de souffrir pour rien. Allez, hop, on plie les gaules et on s'casse.
- Mais non, mais non, rétorqua le cœur. Il n'y a pas de raisons de ne pas réussir.
- Ben si, on en voit plein, nous. Et puis l'autre crétin qui, après une semaine d'hésitations, a fini par décider de faire la course sans les bâtons. Non mais, pour qui il se prend ?
- On ne s'entraîne jamais avec les bâtons. Pourquoi, tout à coup, les utiliser ? On ne sait pas s'en servir. Ils nous aurait plus gêné qu'aidé. Je vous rappelle juste qu'on ne les a pas sorti depuis presque 9 mois !
- Et il croit quoi ? Qu'il a accouché des jambes de Kilian Jornet entretemps ? C'est la première fois qu'on fait cette distance. Il fallait prendre les bâtons. C'est toujours pareil ! C'est nous qui souffrons le plus ici et c'est les bras qu'on soulage. Le bas peuple est opprimé, le haut est privilégié. Honte à vous ! On reconnaît un corps civilisé à comment il traite ses jambes. C'est Gandhi qui l'a dit ! ... ou Jean-Claude Van Damme, on sait plus trop...
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- 3... 2... 1... C'est parti ! annonça le speaker.
C'était parti pour les premiers 50km de sa vie. Jean était au fond du peloton alors que la bande de moutons s'élançait. Les premiers kilomètres, plats, étiraient le troupeau. Le temps, nuageux mais sans pluie, était idéal. Jusqu'ici tout va bien.
La première montée se passa sans encombres. Pas de douleurs particulières, les jambes répondaient présentes. Après quelques semaines avec le mollet et le talon d'achille droit en délicatesse, c'était plutôt bon signe. Jean atteignit la Croix de Millet et son joli panorama. Sans attendre, et avant que les jambes ne se mettent à râler, il entama la descente. La première partie était assez technique, la deuxième bien plus roulante. La boue apparut.
- Et ça commence ! pestèrent les jambes. Pourvu que ça ne dure pas. On prévient ! Si il y a trop de gadoue, on stoppe.
Jean arriva au premier ravitaillement où il croisa Sosso la Battante, une coureuse de son club. Elle avait déjà gagné le combat contre une sale maladie et, lui faisant un doigt d'honneur, profitait pleinement de la vie en parcourant les sentiers. Elle était sur le 70km. Sa préparation avait été compliquée à cause d'une douleur à la hanche, mais elle était là. Après un banal bon courage assez futile, Jean repartit. Bien plus tard, il put voir que la Battante avait pu finir sa course. Respect.
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Jean avançait, à son rythme. Il se sentait bien. Il courait sur les montées à très faible pourcentage, sur les parties plates et dans les descentes, en faisant bien attention de ne pas se crisper sur celles-ci et de ne pas s'emballer. Quelques passages bien raides, mais courts. Les voyants étaient au vert.
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Jean attaqua la grosse montée du Château de Montségur. La première partie était agréable. Jean commençait à avoir chaud. Il enleva son coupe-vent. Paf ! Un gros vent frais lui claqua la gueule. Jean remit son coupe-vent en gromellant.
- Ah ! Tu vois ! Toi aussi, ça t'arrive de râler, remarquèrent les jambes.
Applaudi par une petite foule amassée là, Jean arriva au pied de la forteresse en ruines.
- C'est qui lui ? fit un spectateur.
- Je sais pas, répondit son épouse. Un con qui court.
- Pourquoi il court ?
- A mon envie, il en sait rien...
Sous les acclamations de ses fans en délire, Jean se mit à grimper vers les vieilles pierres. C'était raide. Des escaliers.
- Des escaliers ! C'est ça le trail ? Monter des escaliers ? Tu nous en foutra de la course en pleine nature ! En plus, ils savent même pas faire des escaliers normaux ! s'énervèrent les jambes. C'est pourtant pas compliqué de faire des marches régulières !
- Et puis quoi encore ? fit Jean. Vous ne voulez pas un ascenseur non plus ?
- Ben tiens, puisque tu en parles...
Jean croisait toutes celles et ceux qui redescendaient. Celles et ceux qui étaient devant lui, qui allaient plus vite. Forcément, ils étaient nombreux. Ça bouchonnait.
- Le trail... la nature... loin de la civilisation... j't'en foutrai moi, firent les jambes. On s'croirait dans le périph' aux heures de pointe. Et t'as payé pour ça ? Faut vraiment se faire chier comme un rat mort pour faire ça le week-end.
Jean avait un petit moment difficile. Tête baissée, sans regarder le point d'arrivée, il grimpait. Finalement, il arriva dans les ruines. Instant magique. La vue était superbe. Jean ne s'attarda pas et entreprit la descente. Technique, difficile. Il avançait tranquille, prudemment, dans l'idée, pas forcément idiote, de ne pas s'étaler la gueule sur les marches et de se préserver pour le reste de la course. Qui promettait d'être encore bien longue.
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La suite de la descente était bien plus roulante. La gadoue était de retour. Jean, au début, tentait de contourner les passages boueux. Rapidement, il adopta une nouvelle technique.
- On dirait qu'ça t'gêne de marcher dans la boue ! chantait Jean à tue-tête en se jetant dedans, s'enfonçant jusqu'aux chevilles, allant au plus court.
Quelques gouttes d'eau tombèrent du ciel. Les coureurs qui étaient près du petit traileur le baffèrent. Jean chanta en chuchotant.
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Une mauvaise sensation s'installa dans le genou gauche de Jean. Il craignait pour son mollet et son tendon d'achille droit, et c'était à gauche que ça déconnait.
- Décidément, vous êtes vraiment pénibles, fit-il à ses jambes. Vous pouvez vraiment rien faire de normal ? Vous en faites qu'à votre tête.
- Ah bravo ! C'est nous qui souffrons, c'est nous qu'on engueule. Il n'y a aucune justice. T'avais qu'à prendre les bâtons.
La sensation finit par s'en aller.
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Après avoir passé rapidement le deuxième ravitaillement, Jean attaqua une montée. Il avait chaud. Il s'enleva le coupe-vent. Paf ! Une bourrasque fraîche lui claqua les dents. Grommelant, Jean remit son coupe-vent. Les jambes pouffèrent dans leurs poils.
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Jean s'attaqua à la montée du Château de Roquefixade. Il fallait commencer à puiser dans les réserves.
- Grrrr... firent les jambes. Ah ! Si on avait pris les bâtons, ce serait moins dur.
- Nous, ça va, se moquèrent les bras.
- Connards de privilégiés !
- Si vous arrivez encore à râler, c'est que ça va, grossiers personnages.
En haut, c'était superbe. Les ruines étaient perchées sur leur éperon rocheux, au milieu du piémont pyrénéen sublimé par le ciel nuageux aux couleurs contrastées. La plus belle vue du parcours. Jean marcha sur la crête pour récupérer de la montée, puis il s'élança à petits pas dans la descente. La douleur au genou reprit et se localisa sur le tendon latéral extérieur. Jean, qui n'allait déjà pas bien vite, ralentit un peu. La douleur finit par partir.
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Jean arriva au 40ème kilomètre. Il se surprit à se trouver pas si mal que ça. Pas fabuleux, faut pas déconner non plus, mais pas si mal. Autour de lui, des coureurs commençaient à parler de la dernière montée. Un mur. A grimper avec les dents, la corde et le baudrier. Les jambes pâlirent, le cœur s'emballait, la vessie se contractait.
- On verra bien, temporisa Jean. On en a vu d'autres.
- Oui, oui, firent les jambes qui claquaient des dents et avaient la chair de poule. Mais pas après 50km de course. Fallait prendre les bâtons ! Fallait prendre les bâtons ! On l'avait dit ! Personne ne nous écoute !
- Poules mouillées, lancèrent les bras.
Jean passa le dernier ravitaillement solide. La fatigue commençait à bien se faire sentir. Sans s'attarder, de peur de ne jamais pouvoir repartir, il reprit la course. Dans sa tête, il s'était dit qu'il marcherait au lieu de courir pour en garder avant d'attaquer le mur final. Il se faisait doubler. Deux ou trois fois, il tenta de s'accrocher aux fesses d'un coureur. C'était dur. Peu convaincant. Après deux ou trois tentatives infructeuses, il finit par retrouver un semblant de jambes. Il courra. Au ralenti, mais il courra. Un vieux en déambulateur le dépassa.
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Jean attaqua le mur. Tête baissée. C'était costaud, c'était dur, c'était violent. L'estomac ne voulait plus rien. Ne surtout pas lever la tête. Ne pas regarder devant. Grimper. Grimper. Quitte à ramper. Jusqu'à ce que mort s'en suive.
- Hé oh ! T'en fais pas un peu trop, firent les jambes.
Jean arriva sur la crête. Petite victoire. Mais il restait un long sentier de crête entre des cailloux méchants et sournois. Long. Très long. Très très long. Jean alternait marche et courts passages de course. Le genou grinçait. Au moindre faux pas, il pouvait se démantibuler. Mais vint enfin la dernière descente. Le bruit de l'arrivée.
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Jean arriva sur Lavelanet. Les spectateurs applaudissaient. Une grosse bouffée d'estime de soi positive. C'était un peu con. Mais c'était une sensation fabuleuse. Plus que quelques mètres. Les larmes s'accumulaient dans les yeux. Jean franchit la ligne. Il était au fond du classement. Le bonheur affluait. Jean pleura.
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