Jean, l'aspirant traileur : Jean de la Lune


L'année 2017 était toute neuve. Le petit homme, au fond du bar, avait les yeux rivés sur sa menthe à l'eau. Il ne se sentait pas trop à sa place ici. Transparent. Il écoutait les conversations qui animaient la salle. Deux hommes et une femme étaient proches, buvant leur bière. Il les connaissait un peu, les respectait. C'était des gens d'expérience, qui grimpaient les montagnes comme des isards. Ils allaient loin, ils allaient vite. Ils faisaient partie d'un autre monde.
- Cette année ? Je me fais la Diagonale des Fous ! fit le premier.
- Excellent ! Moi, je prépare l'UTMB ! rétorqua le second.
- Ah ! Trop bon ! Ben moi, je me fais le Tor des Géants ! enchaîna la dernière.
Le petit homme se mit à rêver. Des courses légendaires, des montées impossibles, des sommets, des descentes infinies, des kilomètres à n'en plus finir, des montagnes. Une autre planète.
- Et toi, Jean ? fit le second en désignant d'un geste du menton le petit homme. Tu as un objectif pour cette nouvelle année ?
Jean releva la tête.
- Euh... moi ? Euh... ben... répondit-il un peu gêné, encore perdu dans ses rêves. Puis tout à coup, un grand sourire éclaira son visage. Moi ? Je décroche la lune !

Un ange passa en rigolant.

Les deux hommes et la femme ouvrirent de grands yeux. Décidément, ce mec était vraiment bizarre. Il ne parlait pas beaucoup et quant il l'ouvrait, on ne comprenait pas bien ce qu'il disait. Il n'allait pas décrocher la lune, il y était perché en permanence.
- Ah ouais, ok, fit le second homme nonchalamment tout en détournant la tête pour reprendre sa conversation plus passionnante avec ses camarades.

Jean se demanda pourquoi il avait dit ça. C'était vraiment idiot. La lune ! N'importe quoi. Et pourquoi pas Mars, Saturne ou Jupiter ? Il se donnerait des baffes. De bonnes grosses baffes qui vous remettent les idées en place.

L'ange revint. Et lui en colla une.

La montagne l'avait appelé il y a bien longtemps. Il était resté sourd. Elle s'était montrée à lui sous ses plus beaux atours. Il était resté aveugle. Et maintenant, ses vingt ans étaient derrière lui. Il n'en restait plus que quelques souvenirs. Cela faisait deux ans qu'il s'était vraiment remis au sport après une décennie à rester assis. Il y était resté si longtemps que ses fesses étaient imprimées sur le canapé. Il se souvenait même avoir dû courir une ou deux fois 10 petits mètres puis avoir craché ses poumons et sentir son cœur être remonté entre ses oreilles. Et puis quelqu'un qu'il admirait l'invita à se lever. Ce ne fut pas simple, le canapé n'avait pas trop envie de le laisser partir. Jean fit une première course. Mal préparée. Très mal préparée. Ce fut dur. A l'arrivée, il dût faire attention où poser ses pieds pour ne pas marcher sur sa langue. C'était une course urbaine, à manger du bitume sur 10 kilomètres. C'était plat. Ce n'était qu'un début, un hors-d’œuvre, et ce fut tellement appétissant qu'il attrapa la fringale. Il fit quelques autres courses sur la route, mais les sommets alentours lui chuchotèrent à nouveau à l'oreille. Cette fois, il les entendit.

Le canapé pleura.

Depuis, il tentait d'apprivoiser la montagne tout en restant lucide et en sachant qu'il ne la domestiquerait jamais. Il la découvrit d'abord en marchant. Puis il se mit à courir. Il y allait tout doucement, pas après pas. Il prenait confiance en lui, prenait du plaisir à la vie. Il se sentait bien dans ce corps actif. Il commençait un peu à s'aimer. Juste un peu, mais c'était déjà beaucoup.

L'année passée, il avait déjà voulu toucher les étoiles. Elles l'avaient viré à coups de pompes dans le genou. Ça avait fait mal. Et il avait compris qu'il fallait revoir ses ambitions à la baisse. Rester humble. Il chercha à atteindre les nuages. Ce fut la Corruda de Lestelle-Bétharram et ses quelques 32 kilomètres et 2000 mètres de grimpe. Certes, son chrono n'était pas glorieux, il avait pris la pluie, la boue, l'orage et la grêle, il avait fini au fin fond du classement, mais il termina et ça restait dans ses souvenirs un moment merveilleux.

Alors cette année, il voulait aller un peu plus haut. Prendre son temps, ne pas brûler les étapes. 44 kilomètres et 3700 mètres de montées. Le Marathon des Gabizos. C'était pas grand chose pour ceux qui faisaient la Diagonale des Fous, l'UTMB ou encore le Tor des Géants. Mais pour Jean, c'était déjà la lune !

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